Il est surprenant qu'un monastère aussi ancien que celui de San Sebastián de Silos, fondé à la fin du IXe ou au début du Xe siècle dans le sud de la province de Burgos, n'ait pas possédé avant la fin du XIe siècle un exemplaire d'une œuvre aussi caractéristique. On connaît relativement bien les vicissitudes qu'a connues la bibliothèque de Silos, ses manuscrits les plus anciens, la renaissance du scriptorium au temps de l'abbé Domingo (qui sera canonisé et donnera son nom au monastère), l'apogée à l'époque de l'abbé Fortunio, etc. Mais il n'apparaît pas que les moines de Silos aient été occupés, à un quelconque moment du Xe siècle, à copier un Béatus, genre d'ouvrage qui exerçait pourtant une influence extraordinaire depuis sa création à Liébana à la fin du VIIIe siècle. C'est le hasard, conjugué à l'intérêt du père Domingo Ibarreta, archiviste à Silos au XVIIIe siècle, qui fait que le monastère conserve aujourd'hui trois feuillets provenant de Santa María la Real de Nájera. Un de ces feuillets, qui se trouvait autrefois au monastère de Cirueña, dans la région de La Rioja, est daté du IXe siècle, ce qui en fait le plus ancien témoignage conservé à ce jour de la transmission manuscrite du Commentaire de Béatus; il est en outre unique par ses enluminures primitives.
Mais cela n'est pas directement lié à Silos. C'est à la fin du XIe siècle, alors que le texte de Béatus n'est déjà pratiquement plus copié ni utilisé, que les moines de Silos décident d'entreprendre à leur tour cette tâche coûteuse. Coûteuse, en effet, parce que ce codex exigeait un parchemin de grande qualité, ainsi que des encres variées, de l'or et de l'argent pour ses nombreuses illustrations. Pour en faire une œuvre soignée et bien finie, il fallait en outre disposer de calligraphes et d'enlumineurs compétents. Le monastère de Silos avait tout cela à l'époque. C'est ainsi que les moines Domingo et Muño se mettent au travail. Le jeudi 18 avril 1091, à la sixième heure du jour, ils achèvent la copie du texte, qui leur a pris sans doute plusieurs mois. Conformément à la coutume, ils remercient Dieu de leur avoir permis de finir leur travail : «Béni soit le Seigneur qui m'a conduit au port de cette œuvre. Je bénis aussi le roi du Ciel qui m'a permis d'aller sans dommage jusqu'au bout de ce livre. Amen.»
Car le travail des copistes est extrêmement difficile, ainsi qu'ils le rappellent eux-mêmes au lecteur : «[l]e travail du scribe profite au lecteur ; le premier fatigue son corps, et le second nourrit son esprit. Toi, qui que tu sois, qui va profiter de ce livre, n'oublie pas les scribes, pour que le Seigneur oublie tes péchés. Parce que celui qui ne sait pas écrire ne sait pas non plus apprécier ce travail. Si tu veux le savoir, je vais te le dire : le travail de l'écriture abîme la vue, plie le dos, broie les côtes, dérange l'estomac, brise les reins et perturbe le corps tout entier. C'est pourquoi, lecteur, veille à tourner les pages avec soin et à ne pas toucher les lettres, parce qu'à l'instar de la grêle qui détruit une récolte, le lecteur inutile efface le texte et détruit le livre.»
Une fois la copie achevée, Domingo et Muño ont sans doute remis leur œuvre, encore non reliée, aux enlumineurs, pour que ces derniers copient les enluminures du modèle dans les espaces vides laissés à cette fin. Ces travaux d'enluminure devaient durer environ un an. Mais c'est alors que commence une série de problèmes dont nous ignorons la teneur exacte. Le fait est qu'à la mort de l'abbé Fortunio, vers l'an 1100, seule une infime partie des miniatures est terminée. Les travaux ont dû être paralysés les années suivantes, car c'est son successeur, l'abbé Juan, qui a la chance de recevoir le manuscrit entièrement enluminé des mains du prieur, le père Pedro, lequel a probablement réalisé la majeure partie du travail manquant. Le hasard veut que l'œuvre soit entièrement achevée le jour où meurt le roi Alphonse VI, éminent bienfaiteur de la maison de Santo Domingo.
Le manuscrit est tellement bien conservé qu'il donne l'impression d'avoir très peu servi. Presque cinquante ans après son achèvement, il subit une modification : une de ses pages vierges est utilisée pour la copie d'un document qui, de par son importance pour la communauté, devait être conservé en lieu sûr. Il s'agit de la division entre les menses abbatiale et conventuelle, effectuée en 1158. Au XIVe siècle, un lecteur curieux souligne dans le livre des passages qui le frappent particulièrement. A partir de là, on ignore ce qu'il advient du manuscrit; à un moment donné, il sort de Silos pour n'y jamais revenir.
Au XVIIIe siècle, le Béatus de Silos appartient au cardinal Antonio de Aragón, qui en fera don au collège San Bartolomé de Salamanque. Lorsque celui-ci, comme ses semblables, est fermé, le livre passe à la bibliothèque royale de Madrid. On suppose que c'est là que Joseph Bonaparte s'en est emparé, alors qu'il était roi d'Espagne, pour ensuite le vendre au British Museum, lorsqu'il n'était plus que comte de Survilliers.
Telle est, dans les grandes lignes, l'histoire d'un manuscrit dont le texte ne pose aucun problème majeur, mais dont l'iconographie, en revanche, devra être étudiée de manière approfondie avant que l'on ne puisse identifier avec précision les différents artistes qui y ont travaillé, les modèles et influences qu'il a suivis, les innovations qu'il contient, etc. Une tâche d'autant plus complexe qu'à une époque indéterminée, ce codex a été enrichi de plusieurs feuillets magnifiquement décorés provenant d'un antiphonaire également originaire de Silos, ainsi que d'une vue de l'enfer, unique en art roman. Par ailleurs, une analyse paléographique attentive a permis de jeter une lumière nouvelle sur l'introduction progressive de l'écriture carolingienne dans le royaume de Castille, car, bien qu'écrit intégralement en minuscules wisigothiques, le Béatus de Silos regorge d'influences de cette nouvelle forme d'écriture.
Au-delà de ces considérations plus ou moins érudites, je crois qu'il est essentiel d'apprécier la valeur esthétique de notre manuscrit ; on oublie fréquemment les sentiments face à une œuvre d'art ancienne ou médiévale, pour passer rapidement à une analyse rationnelle. Or, tel n'était pas l'objectif poursuivi par Domingo et Muño, et encore moins par le prieur Pedro. L'exemplaire de l'œuvre de Béatus produit à Silos est, sans aucun doute, l'un des plus beaux qui soient conservés à ce jour. En outre, il donne l'impression d'être tout juste sorti des mains de ses auteurs, car c'est à peine si 900 ans d'histoire y ont laissé leur empreinte (il ne manque que trois feuillets de l'ensemble du manuscrit). L'édition en fac-similé de ce codex, attendue depuis longtemps, sera du plus grand intérêt pour les chercheurs, mais surtout, elle servira à tous ceux qui aiment et savourent la beauté.
Miguel C. Vivancos, O.S.B.
Bibliothécaire du Monastère de Santo Domingo de Silos
Docteur en Histoire